

L'Escaut, un poète et un tombeau
Série de photographies à l'aspect pictural, 2025.
Une Illustration du poème L'Escaut d'Émile Verhaeren, issu de l'ouvrage "Poèmes légendaires de Flandre et de Brabant", publié par la Société littéraire de France, 1916. (5e mille), p. 63-71. et mort tragiquement en 1916,
"Une partie importante de l’imaginaire de l'immense poète et écrivain d’art Emile Verharen, venait des paysages de son enfance, de l’Escaut, avec son horizon sans fin qui va donner Le passeur d’eau, et les jeux de contrastes.
La critique d'art de Verhaeren, c’est la transposition, à travers la peinture, des paysages aux contrastes changeants de son enfance et
la façon dont sa poésie est rythmée ».
- Marc Quaghebeur, Directeur des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles (AML).
Sous un brouillard énigmatique, ces paysages changeants tout autour de l'imposante sépulture du poète se sont révélés de manière inattendue, comme des transpositions d'un évènement de mon enfance qui a sans doute rythmé ma vie.
Pour me rapprocher des oeuvres picturales de la fin du 19e siècle, mes photographies sont reproduites sur papier Aquarelle 100% coton blanc, William Turner Hahnemühle 310 g. qui leur confère une texture fine et très marquée.




L’ESCAUT Et celui-ci, puissant, compact, pâle et vermeil, Remue, en ses mains d’eau, du gel et du soleil ; Et celui-là étale, entre ses rives brunes, Un jardin sombre et clair pour les jeux de la lune ; Et cet autre se jette à travers le désert, Pour suspendre ses flots aux lèvres de la mer ; Et tel autre dont les lueurs percent les brumes Et tout à coup s’allument, Figure un Wahallah d’argent et d’or, Où des gnomes velus gardent les vieux trésors. En Tourraine tel fleuve est un manteau de gloire. Leurs noms ? L’Oural, l’Oder, le Nil, le Rhin, la Loire. Gestes de Dieux, cris de héros, marches de Rois, Vous les solennisez du bruit de vos exploits. Leurs bords sont grands de votre orgueil : des palais vastes Y soulèvent, jusques aux nuages, leur faste. Tous sont guerriers : des couronnes cruelles S’y reflètent — tours, burgs, donjons et citadelles — Dont les grands murs unis sont pareils aux linceuls. Il n’est qu’un fleuve, un seul, Qui mêle au déploiement de ses méandres Mieux que de la grandeur et de la cruauté, Et celui-là se voue au peuple — et aux cités Où vit, travaille et se redresse encor, la Flandre ! Tu es doux ou rugueux, paisible ou arrogant, Escaut des Nords — vagues pâles et verts rivages — Route du vent et du soleil, cirque sauvage Où se cabre l’étalon noir des ouragans, Où l’hiver blanc s’accoude à des glaçons torpides, Où l’été luit dans l’or des facettes rapides Que remuaient les bras nerveux de tes courants. T’ai-je adoré durant ma prime enfance ! Surtout alors qu’on me faisait défense De manier Voiles ou rames de marinier, Et de rôder, parmi tes barques mal gardées.





Les plus belles idées Qui réchauffent mon front, Tu me les as données ; Ce qu’est l’espace immense et l’horizon profond, Ce qu’est le temps et ses heures bien mesurées, Au va-et-vient de tes marées, Je l’ai appris par ta grandeur. Mes yeux ont pu cueillir les fleurs trémières Des plus rouges lumières, Dans les plaines de ta splendeur. Tes brouillards roux et farouches furent les tentes Où s’abrita la douleur haletante Dont j’ai longtemps, pour ma gloire, souffert ; Tes flots ont ameuté de leurs rythmes, mes vers ; Tu m’as pétri le corps, tu m’as exalté l’âme ; Tes tempêtes, tes vents, tes courants forts, tes flammes Ont traversé, comme un crible, ma chair ; Tu m’as trempé, tel un acier qu’on forge, Mon être est tien, et quand ma voix Te nomme, un brusque et violent émoi M’angoisse et me serre la gorge. Escaut, Sauvage et bel Escaut, Tout l’incendie De ma jeunesse endurante et brandie, Tu l’as épanoui : Aussi, Le jour que m’abattra le sort, C’est dans ton sol, c’est sur tes bords, Qu’on cachera mon corps, Pour te sentir, même à travers la mort, encor !





Éclat suprême et long frisson de son orgueil. Quand tout à coup Depuis sa tour qui prie et son havre qui bout, Jusque sur ses campagnes Et sur leurs toits, et sur leurs seuils, Passe le geste fou Et s’étend l’ombre au loin de Philippe Deux d’Espagne. Ô fleuve Escaut, de quel recul géant, Vers l’Océan, Ont dû sauter tes ondes, Quand s’est rué vers ta splendeur calme et profonde, Tout un torrent féroce et bondissant De sang ? La belle gloire a déserté tes rives ; Et tes espoirs ont tout à coup sombré, — Larges bateaux désemparés — L’un après l’autre, à la dérive. Un soir mortel sur tes vagues s’est épandu. Au long des ports qui dominent tes plaines, On t’a chargé de chaînes, On t’a flétri, on t’a vendu. Oh ! le désert de tes lourds flots amers ! Quand plus aucune grande voile De toile, Partie avec orgueil Des vagues d’or qui allument ton seuil, Ne cingla vers la mer. Hélas ! Qu’il te fallut longtemps attendre Avant qu’un cri ne soulevât tes Flandres Si farouches jadis pour soutenir leurs droits. Escaut, tu n’étais plus qu’une meute captive De flots hurlant entre deux rives, Dont trafiquaient, en leurs traités, les rois. Qu’un d’eux luttât pour t’affranchir, sitôt, les haines Se redressaient et aggravaient le poids des chaînes Que tu traînais en gémissant. Enfin, après des ans, et puis encor des ans, L’homme d’ombre et de gloire, Bonaparte, mêla ta vie à sa victoire Et assouplit ton cours hautain Superbement, aux méandres de son destin.
Je sais ta gloire, Escaut, violente ou sereine : Jadis, quand la Louve romaine Mordait le monde au cœur, La mâchoire de sa fureur, Dans les plaines que tu protèges N’eut à broyer que pluie et boue, et vent et neige, Et tes hommes libres et francs, De loin en loin, du haut des barques, Lui laissèrent, à coups de javelots, la marque De leur courage, au long des flancs. Une brume, longtemps, pesa sur ton histoire : Bruges, Ypres et Gand règnent avant Anvers, Mais aussitôt que ta cité monte, sa gloire Jette ton nom marin aux vents de l’univers. Tu es le fleuve immense aux larges quais, où trônent Les banquiers de la ville et les marchands du port ; Et tous les pavillons majestueux des Nords Mirent leurs blasons d’or dans l’or de tes eaux jaunes. On construit ton clocher, et ses tonnants bourdons Livrent bientôt dans l’air leur bataille de sons ; Il monte, et chante, et règne, et célèbre sa vierge, Droit comme un cri, beau comme un mât, clair comme un cierge Tes navires chargés de seigle et de froment Semblent de lourds greniers d’abondance dorée, Qui vont, sous le soleil et sous le firmament, Nourrir la terre avec le pain de tes contrées. Le lin qu’on file à tes foyers, le chanvre vert Qu’on travaille en tes bourgs, sont devenus la toile Dont sont faites, de l’Est à l’Ouest, toutes les voiles Qui, la poitrine au vent, se bombent sur la mer. Tu es l’éducateur qui enseignes l’audace ; Tes fils sont paysans ou matelots, ils sont Balourds, mais forts ; âpres, mais sûrs ; lents, mais tenaces ; L’aventure n’est que l’élan de leur raison. Et ta ville grandit toujours, encor : ses Hanses Remuent l’or fermentant en leur géant brassin ; Voici qu’elle a vaincu Venise, et sa main tient Les fortunes du monde, au creux de ses balances.


Alors, tu fus géant comme naguère, Tes solides bassins de pierre Serrèrent, Entre leurs bords. Tous les butins de fièvre et d’or Qui s’en venaient du bout des mers et de la terre ; Et sur la robe de tes eaux Scintillèrent tous les anciens joyaux ; Et sur l’avant de tes coques bien arrimées, Les déesses aux seins squameux Projetèrent, comme autrefois, ton nom fameux, Dans le buccin des renommées. Escaut ! Escaut ! Tu es le geste clair Que la patrie entière Pour gagner l’infini fait vers la mer. Tous les canaux de Flandre et toutes ses rivières Aboutissent, ainsi que des veines d’ardeur, Jusqu’à ton cœur. Tu es l’ample auxiliaire et la force féconde D’un peuple ardu, farouche et violent, Qui veut tailler sa part dans la splendeur du monde. Tes bords puissants et gras, ton cours profond et lent Sont l’image de sa ténacité vivace, L’homme d’ici, sa famille, sa race, Ses tristesses, ses volontés, ses vœux Se retrouvent en tes aspects silencieux. Cieux tragiques, cieux exaltés, cieux monotones, Escaut d’hiver, Escaut d’été, Escaut d’automne, Tout notre être changeant se reconnaît en toi ; Vainqueurs, tu nous soutiens ; vaincus, tu nous délivres, Et ce sera toujours et chaque fois Par toi Que le pays foulé, gémissant et pantois Redressera sa force et voudra vivre et vivre !







